Alice Diop

À PROPOS DE SON FILM VERS LA TENDRESSE (2016, 39’ – Les Films du Worso)

C’est au cours de mes études d’histoire à la Sorbonne que je me suis prise de passion pour le cinéma documentaire. Un professeur nous a montré Contes et Décomptes de la cour d’Éliane de Latour, un film sur une chefferie au Niger. Ce fut une révélation : ainsi il était possible de s’emparer des outils des sciences humaines et de donner une forme cinématographique à un travail de recherche qui le sorte du milieu strictement universitaire ! J’ai alors passé le reste de mon année à visionner des films documentaires à la BPI (Bibliothèque publique d’information), notamment ceux de Frederick Wiseman et de Johan van der Keuken.

Puis j’ai fait le DESS (Master 2) Image et société à Evry-Courcouronnes. Dans ce cadre, j’ai fait un stage dans la société de production Point du Jour où j’ai ensuite réalisé un premier documentaire, La Tour du monde, pour la chaîne Voyage. C’est le portrait d’habitant·es d’une tour HLM où j’ai grandi à Aulnay-sous-Bois. Mais malgré mes références de films d’auteur·rice, sa narration est restée tout de même assez classique et formatée. Après, il y a eu Clichy pour l’exemple, avec France 5, mais, là encore, le film était loin d’être abouti en termes de filmage et de récit…

Après ces deux premières expériences, j’ai souhaité approfondir l’étape de l’écriture afin de pouvoir davantage assumer mon point de vue au tournage et montage. J’ai fait l’atelier d’écriture documentaire de la Fémis, où j’ai écrit puis réalisé Les Sénégalaises et la Sénégauloise, toujours produit par Point du Jour, que je considère comme mon véritable premier film.

Ensuite il y a eu La Mort de Danton, qui raconte l’histoire de Steve, un jeune homme qui a grandi dans la Cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois et qui décide à vingt-six ans de faire une école de théâtre à Paris. L’ambition était clairement de faire un film en cinéma direct, sans voix-off et très libre. J’espérais que cette histoire particulière puisse être perçue comme une épopée universelle où il est question de solitude, de doute, de ce qu’il en coûte pour devenir la personne de son choix quand on n’est pas armé pour faire face à de nombreuses assignations sociales, comme l’est Steve qui est noir, vient d’une cité HLM et n’a pas fait d’étude. Le film, coproduit par la chaîne Planète, a été bien accueilli en festivals et a notamment reçu le Prix des Bibliothèques au Cinéma du Réel, en 2011.

Suite à ce « succès », Arte m’a contactée pour me proposer de faire un film sur l’amour en banlieue, à partir notamment du livre d’Isabelle Clair, Les jeunes et l’amour dans les cités. Ce film aurait été une sorte de réponse, en creux, à un reportage diffusé sur la chaîne sur ce même sujet et qui avait suscité une polémique quant à son approche et à sa déontologie.

Je n’étais pas ni ne voulais devenir une « spécialiste » des banlieues, mais je n’étais pas indifférente à la question. Pendant le tournage de La Mort de Danton, Steve et ses amis avaient souvent des discussions sur leurs relations avec les filles. Leurs points de vue me paraissaient plus rarement entendus que celui des femmes et j’ai eu envie de parler plus sérieusement avec certains de leur désirs et de leurs sexualités, loin des faits-divers glauques qui émergent de temps en temps.

J’ai finalement fait quatre entretiens, de deux heures chacun, avec quatre hommes, qui étaient de véritables échanges entre eux et moi, sur nos « façons d’aimer ». J’ai été très touchée par ces discussions. Je me suis rendu compte aussi que leur rapport à l’amour racontait quelque chose de la place à laquelle la société les avait globalement assignés.

J’ai écrit un premier projet de film qui avait déjà, dans la forme, une dimension « expérimentale », où j’imaginais me servir de ces voix comme moteur d’une narration un peu « fictionnée ». Finalement, Arte n’a pas donné suite au projet et ma collaboration avec le producteur n’avançait pas. J’ai alors commencé à travailler sur un autre film qui deviendra La Permanence, un long métrage documentaire qui sera coproduit par Arte.

Un an plus tard, j’ai fait écouter les voix que j’avais enregistrées à Rachid Djaïdani, qui travaillait sur l’écriture de son film Tour de France, qui raconte notamment une histoire d’amour entre un rappeur issu des quartiers populaires et une jeune fille. Rachid a été tellement saisi par la puissance de ces paroles que j’ai alors repris l’idée d’en faire un film.

Au début 2015, j’ai proposé le projet aux Films du Worso qui avaient émis le souhait de travailler avec moi. Ils produisent plutôt de la fiction et cette orientation m’a donné un nouvel élan ; penser l’écriture du film entre documentaire et fiction, assumer l’idée de mettre en scène du « faux » pour chercher un peu de « vrai » devenait complètement possible.

J’ai organisé une sorte d’atelier avec les jeunes qui squattaient en bas de ma rue à Montreuil pour leur proposer de jouer « presque » leur propre rôle, dans des scènes qui seraient comme un écrin pour accueillir les quatre témoignages. Je leur ai demandé de prêter leur corps aux voix. Les jeunes ont été payés pour leur travail et l’atelier est devenu un cadre professionnel.

J’ai écrit un scénario, comme en fiction, avec la description détaillée de toutes les séquences, en utilisant en guise de dialogues des extraits des entretiens réalisés deux ans plus tôt.

Le film a été plutôt bien financé puisque nous avons obtenu l’Aide avant réalisation à la production de film de court métrage du CNC, le Fonds de soutien au court métrage de la Mission Cinéma de la Mairie de Paris ainsi que le Fonds Images de la Diversité, soit un budget total de 120 000 €. J’ai moi-même perçu environ 10 000 €, dont 6 000 € en salaires et 4 000 € en droits d’auteur·rice.

Le tournage a duré dix jours. En plus des acteur·rices/personnages, nous étions entre six et sept dans l’équipe, avec pour chaque plan une mise en place caméra, lumière, son. C’était la première fois que je travaillais avec autant de monde et pour certaines séquences, cela empêchait des interactions intéressantes avec l’environnement réel dans lequel on filmait. Je suis cependant très heureuse de la qualité technique du film, qui permet de donner une image cinématographique à des endroits souvent confisqués par l’imagerie médiatique, qui essaye de « déboucher le regard » en quelque sorte. Mais pour le prochain film, il me faudra trouver un autre équilibre, car je ne pourrai certainement pas tourner avec autant de personnes et de matériel.

Après le tournage, nous avons enchaîné six semaines de montage. J’ai travaillé avec Amrita David, qui a monté mes films précédents et qui est habituée à monter de la fiction aussi. Le film reste pour moi un documentaire même si il emprunte beaucoup aux codes de la fiction. Je souhaitais par exemple pour la première fois de la musique additionnelle. J’ai longuement échangé avec la chanteuse Casey autour des voix et leur contenu, ainsi que d’autres musiques qui m’inspiraient, comme celle de Bashung. Je savais qu’on pouvait travailler ensemble. Je trouve que ses textes et sa musique portent une mélancolie en écho avec la situation et les sentiments de solitude sociale et affective que certains hommes des cités peuvent ressentir aujourd’hui. Finalement la chanson qu’elle a faite pour le film est comme une cinquième voix qui sublime les quatre autres.

Une fois le montage terminé, le film était tellement hybride que j’étais incapable de dire s’il était réussi ou non. Tout le monde partageait d’ailleurs ce sentiment un peu confus, à commencer par les producteurs. Vers la tendresse a été refusé au FID, à Belfort, à Cannes et à Clermont-Ferrand et je commençais à ne plus y croire. Finalement, près d’un an après la fin du montage, en mars 2016, il a été sélectionné au Festival international de Films de Femmes à Créteil et juste après au Festival du cinéma de Brive, où il a été chaque fois très bien accueilli. On peut donc dire que le succès du film, qui n’a cessé de grandir ensuite jusqu’à l’obtention du César du meilleur court-métrage en 2017 et à sa diffusion sur France 2, tient donc à l’audace de deux programmateurs…

Aujourd’hui je travaille sur deux nouveaux projets, l’un sera plutôt un long métrage de fiction et l’autre un long métrage documentaire. Le point de départ du second est, en termes d’inspiration, l’essai de François Maspero Les Passagers du Roissy Express, avec les photos d’Anaïk Frantz. Le livre est un voyage fait de rencontres à travers l’Ile-de-France en s’arrêtant à toutes les stations de l’équivalent du RER B. Pour l’instant, je repère et j’écris mais j’aimerais que le film puisse être diffusé à la télévision. Ce sera un film qui questionnera en creux la société française d’aujourd’hui et je trouve que c’est important qu’il puisse toucher d’autres personnes que celles qui peuvent se déplacer habituellement dans les festivals ou dans les salles. La télévision est un champ de diffusion qu’il faut essayer de ne pas abandonner, même si cela devient de plus en plus difficile d’y faire admettre sa façon de faire des films. C’est aussi parce qu’il y avait dans les années quatre-vingt-dix des films documentaires d’auteur·rices diffusés à la télévision que ma génération a pris goût au cinéma du réel et que certain·es ont eu envie de porter à leur tour un regard acéré et une écriture singulière sur le monde qui nous entoure.

(Témoignage publié dans l’édition 2017 du Guide des Aides)