Nicolas Schmerkin

PRODUCTEUR (AUTOUR DE MINUIT)
À PROPOS DU FILM DE David Coquard-Dassault, Peripheria (2015, 12’ – Autour de Minuit, Schmuby Productions)

J’ai commencé par créer Repérages, un magazine de cinéma, en 1998, après avoir fait des études de cinéma à Paris III. Le magazine a continué jusqu’en 2010. Je m’intéressais à la théorie mais aussi à la pratique, et j’ai commencé à travailler avec un très bon producteur de cinéma d’auteur : Philippe Bober. En 2000, j’ai ouvert un département court métrage dans sa société de production. J’ai appris avec lui à penser en termes d’intérêt pour le projet lui-même, le projet avant tout, avec l’idée que si le film est bon, il se vendra. Les subventions n’étaient pour Philippe Bober que « la cerise sur le gâteau ». Il m’a montré qu’on pouvait prendre des risques en produisant un film et qu’il était souvent possible de se rembourser après coup.

En participant à des commissions d’attribution d’aides, notamment au CNC, je me suis aperçu qu’il y avait une sorte d’incompréhension entre l’attente des personnes qui siégeaient dans les commissions et ce que les porteur·ses de projets déposaient comme type de dossier, ce qui contribuait au fait que, trop souvent, c’est le même type de film, ce fameux « cinéma d’auteur·rice » à la française, qui est proposé et produit. J’ai pensé qu’on pouvait proposer des projets plus originaux avec une chance qu’ils soient acceptés.

Un jour, un ami d’ami qui sortait des Arts Déco m’a proposé de produire son premier film, Obras, une œuvre très expérimentale dont le seul personnage est la ville de Barcelone et son évolution dans le temps. C’était en 2003 et c’est le premier film que j’ai produit avec ma société, Autour de minuit. À l’époque, les films comme celui-là se comptaient sur les doigts d’une main et les gens travaillaient la nuit sur leur temps libre, parfois pendant des années. Je me suis dit qu’il n’y avait pas de raison que ce genre de film ne soit pas financé aussi bien que les autres. On a donc fait un dossier de production pour un film sans scénario ni story-board, sans dialogue ni personnage, à peine une page de note d’intention et une autre de synopsis. Et j’ai compris à cet instant le rôle du producteur·rice : pouvoir transmettre aux financeurs l’envie de faire le film tel que l’imagine le/la réalisateur·rice. On a autofinancé et fabriqué un test de soixante secondes et on l’a envoyé à toutes les commissions possibles, et on a eu des réponses positives partout, y compris à l’aide sélective du CNC. C’était un défi à la fois artistique, narratif et financier.

Le film a eu finalement un grand succès. On avait donc réussi un truc qui était hyper « casse-gueule » et ça nous a poussé dans cette voie. Depuis, on a produit une soixantaine de courts métrages mais chaque film reste un prototype, une plongée dans l’inconnu. On est constamment en recherche au niveau technique, en train de se demander comment on peut raconter une histoire différemment et avec quels nouveaux outils. Un·e auteur·rice vient nous voir et, si on aime le projet, on commence par se dire ensemble : « Ok, maintenant comment on fait ? »

Nous n’avons jamais vraiment travaillé avec des réalisateur·rices qui sortaient d’écoles de cinéma, mais plutôt avec des gens qui venaient des Beaux-Arts, des Arts déco ou même du clip ou de la pub. Et je crois que, même après quinze ans et quatre cents prix, les commissions du CNC ou des Régions ne comprennent toujours pas bien ce que l’on essaye de faire (il faut admettre que, parfois, ça nous dépasse nous-mêmes !). Nous sommes du coup d’éternels débutants qui devons faire nos preuves à chaque fois. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des films sont faits en prise de vue réelle et dans beaucoup d’endroits où se décident les choses, on favorise la fiction classique. Heureusement, il existe au CNC l’Aide au programme, qui est une aide aux producteur·rices qui prennent des risques et qui ont fait plusieurs films dans les années précédant la demande d’aide. Les succès obtenus avec les films précédents, récompenses, ventes télé et DVD, etc, sont également pris en compte. On dispose au final, selon un classement fait en fonction de la qualité et de la diffusion de nos films, d’une enveloppe budgétaire pour un programme annuel de projets que l’on peut répartir à notre guise, sans que le CNC ait à juger de la qualité artistique de tel ou tel scénario. Nous sommes aujourd’hui assez dépendants de cette aide, qui est la seule qui nous permette de prendre des risques artistiques sur des projets qui, en général, ne passent pas au sélectif.

Peripheria est l’histoire d’une cité abandonnée, dans un univers post apocalyptique, une ville hérissée de bâtiments désertés et délabrés. Le réalisateur, David Coquard-Dassault, a « pitché » son film lors du festival du cinéma d’Annecy en juin 2013, où l’on a découvert le projet. C’était son deuxième film après L’Ondée, produit par Folimage Studio. Bizarrement, son projet faisait écho à Obras, le premier film que nous avons produit : absence de dialogue et l’urbanisme fou comme thème principal. Dans Peripheria, on suit une meute de chiens qui nous emmène dans la cité. Ils ont un côté un peu mystique en apparence mais se comportent comme de vrais chiens. Le film a un univers graphique très puissant et on peut le voir aussi comme une critique de la société aujourd’hui et de ces zones urbaines où les habitant·es sont laissé·es à l’abandon.

À Annecy, David, qui est aussi décorateur pour des projets d’animation, avait montré quelques planches de dessins. Il en était au stade du concept mais l’univers du film était déjà assez précis pour en saisir l’ambiance et mesurer l’ambition, plutôt démesurée, d’arriver à animer sur tout un film un groupe de chiens, en racontant une histoire sans dialogues ni voix-off. On s’est dit qu’on allait prendre le temps de le préparer et de trouver les moyens financiers pour faire des tests. Le projet a été envoyé au Fonds d’Aide à l’Innovation pour l’animation, normalement fait pour développer un concept de série, mais où les courts métrages d’animation de plus de huit minutes sont tolérés. Le réalisateur et sa coscénariste ont obtenu aussi l’Aide au concept du CNC (5 000 €) et on a eu 25 000 € pour le développement.

Avec cet argent, on a commencé à faire les tests : on voulait au départ faire les décors en 3D et les chiens en 2D mais on s’est vite rendu compte que c’était l’inverse qui fonctionnait. On a alors mis en place un pipeline un peu particulier : David ferait les décors en 2D et les animateur·rices au studio s’occuperaient des chiens en 3D, sachant qu’à l’arrivée les chiens devraient parfaitement s’intégrer dans les décors. Il a fallu refaire à la main la plupart des contours des chiens, image par image, pour leur redonner une touche 2D. Les chiens sont animés avec Blender, un logiciel libre et participatif avec lequel on réalise la majeure partie de nos créations en 3D depuis 2008. Cette période de développement a duré environ un an, pendant lesquels le scénario a été peaufiné et un storyboard établi, et nous avons également mis ce temps à profit pour chercher des financements qui nous permettent de fabriquer le film. C’est un objet comme je l’ai dit très visuel, sans dialogue ni voix-off, mais c’est aussi l’un des films les plus écrits qu’on ait produit, puisque la dramaturgie repose essentiellement sur une déambulation souvent contemplative dans des espaces vides, uniquement guidée par une meute de chiens.

Une fois le storyboard terminé, nous avons commencé le montage de l’animatique : un montage des plans du storyboard avec une bande-son témoin, qui donne une première idée de la longueur de chaque plan et du rythme du film, et qui sert ensuite de guide aux animateur·rices. La scénariste intervient encore à ce niveau-là, et moi aussi d’ailleurs. La façon dont le chien se déplace fait partie de l’écriture. En animation, le montage se fait au début du travail. On détermine très tôt les plans, leur nombre et leur durée. On utilise des musiques qui existent déjà, pour avoir une idée de l’ambiance. Et c’est seulement après que l’on anime les personnages (en l’occurrence les chiens), qui est l’étape la plus longue et la plus coûteuse. Une fois le scénario complètement abouti, on a sollicité et obtenu la Contribution financière du CNC (qui s’appelle aujourd’hui Aide avant réalisation). Il y a pour cette aide une sorte de plafond de verre au chiffrage en ce qui concerne les films d’animation, qui obtiennent un maximum autour de 80 000 € alors que l’aide est plafonnée à 120 000 €.

Le budget prévu était à l’époque de 224 000 €. On a eu 85 000 € de la Contribution financière, un pré-achat d’Arte de 14 000 € et 30 000 € de l’aide aux nouvelles technologies du CNC, sans oublier 3 000 € d’aide à la musique originale. Il manquait cependant encore beaucoup d’argent et il nous restait deux solutions : une coproduction avec un autre pays ou les aides régionales. On a essayé la première option avec le studio l’Enclume en Belgique mais cela n’a pas marché. Finalement, j’ai moi-même monté un studio d’animation à Bordeaux avec un associé, et la Région Aquitaine nous a attribué une aide de 24 000 €, même s’il n’était pas été aisé pour cette commission composée de non spécialistes en animation d’arriver à appréhender ce que nous voulions faire.

Entre le Pitch à Annecy et le moment où on a eu l’argent pour faire le film, il s’est passé un an et demi. Après, il a fallu encore un an pour la fabrication, avec son lot de stress et d’impasses à surmonter. Mon rôle dans la fabrication proprement dite, c’était par exemple de pouvoir dire à David : « Ça fait un mois qu’on est sur un mouvement de patte de chien, peut-être faudrait-il lâcher prise à cet endroit et avancer, sinon on n’aura ni le temps ni les moyens d’animer les derniers plans. » J’accompagne toujours de très près les réalisateur·rices à toutes les étapes de la fabrication, surtout au montage, ayant déjà l’expérience de cette fonction sur des courts, des documentaires et des longs métrages, et je suis crédité comme monteur sur certaines de nos productions, dont Peripheria. Artistiquement, on s’est compris dès le départ et le film ressemble à ce qu’on imaginait au début. Il va peut-être même au-delà de nos espérances.

Le budget final du film est de 250 000 €. On a réuni 180 000 € en financement, et les 70 000 € qui manquent sont autant d’argent qu’on n’a pas perçu pour payer les frais généraux et les salaires des employés à l’année d’Autour de Minuit, dont le mien.

Le film a vraiment bien marché : il a fait partie des quatre meilleurs films d’animation nommés aux Césars 2017 et Peripheria est devenu une référence, notamment pour son utilisation de la 3D et le mélange réussi 2D-3D. Mais, au fond, qu’importent les techniques utilisées, pourvu que l’outil soit au service d’un projet artistique. L’important est de continuer à inventer, à s’adapter à ce que la narration exige.

Après un an et demi d’exploitation, nous ne sommes pas encore rentrés dans nos frais mais on ne regrette rien, bien au contraire. L’essentiel est d’arriver à mener à bien les projets. Et cette année, nous allons faire deux séries d’animation pour enfants, coproduites par la télévision, qui cette fois nous permettront de couvrir nos frais fixes et de recruter de nouveaux·lles animateur·rices. Nous avons également trois projets de longs métrages d’animation dans les tuyaux dont le prochain film d’Alberto Vazquez, le réalisateur de Psiconautas, sur lequel nous étions déjà coproducteurs associés.

À Autour de Minuit, on est toujours en train de produire une dizaine de courts en même temps. La moitié environ est constituée de premiers films. On est aussi fidèles à certain·es réalisateur·rices qui ont commencé avec nous. En ce moment, on accompagne un auteur dans un projet de réalité virtuelle, mais ce n’est pas très simple encore à produire, sauf à proposer un concept mainstream avec lequel on irait voir les grosses sociétés qui investissent dans ce secteur, comme Google ou HTC.

Avec le studio, on a parfois la possibilité de faire d’autres travaux, comme des habillages pour des chaînes de télévision, qui nous permettent de tenir à flot la structure. Et, même si cela n’a pas suffit, Peripheria a tout de même été le film le mieux financé qu’on ait produit depuis quinze ans. C’est souvent plus difficile : récemment, on a produit un film avec comme seul financement la coproduction d’une chaîne de télévision. Et le délai de livraison était de six mois, ce qui est très court pour un film d’animation. On l’a fait, dans la douleur, grâce aussi et avant tout à la grande capacité de travail et la disponibilité du réalisateur qui a dû, hélas, fabriquer une bonne partie du film seul. Chaque nouveau projet est donc vraiment une nouvelle aventure en termes de production et d’enjeux artistiques. Et c’est bien comme ça.

(Témoignage publié dans l’édition 2017 du Guide des Aides)