Chloé Mahieu et Lila Pinell

À PROPOS DE LEUR FILM KISS & CRY (2017, 80’ – Ecce Films)

Après une maîtrise de philosophie, j’ai suivi le Master 2 de réalisation documentaire de Lussas. En sortant du master, j’ai obtenu la bourse Défi Jeune du Ministère de la jeunesse et des sports pour réaliser un film sur une colonie de vacances autogérée, juive et laïque, où j’avais passé mon enfance, puis j’ai coréalisé avec Elie Wajeman un documentaire sur deux élèves d’une option théâtre en Terminale, Arturo.

J’ai commencé à travailler avec Chloé Mahieu en 2010 sur Nos fiançailles, un documentaire sur la vie de jeunes gens au sein d’une communauté catholique traditionnaliste, dans le cadre d’un appel à films lancé par Arte en direction des jeunes réalisateur·rices.

On a fait ensuite ensemble Business Club, un documentaire sur un jeune aristocrate businessman qui tente de concilier la loi du marché et les valeurs de son milieu. Ce film était destiné à l’émission Infrarouge sur France 2. Ça s’est assez mal passé avec la chaîne car on nous demandait d’écrire une voix off que nous avons refusée et le film a failli ne pas être diffusé, mais ils ont fini par accepter notre version qu’ils ont renommée Noblesse oblige. Le film a été ensuite sélectionné au FID et aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, où il a obtenu une mention.

En 2014, nous avons réalisé avec Chloé un moyen métrage documentaire sur un stage de patinage artistique pour des jeunes athlètes de haut niveau, intitulé Boucle piqué. C’est un film documentaire mais nous avons beaucoup travaillé sur la mise en scène et tout y est dense et exalté : le rapport au corps des jeunes filles, la pression en jeu sur leur avenir, l’autorité de l’entraîneur…

Kiss & Cry a été tourné avec les patineuses que nous avions rencontrées pour Boucle piqué. Depuis, elles avaient grandi et certaines étaient devenues de vraies adolescentes, avec des problématiques liées au corps et à l’autorité de l’entraîneur encore plus intéressantes. Nous ne sommes pas allées les voir tout de suite, et peut-être que cela nous a permis de faire marcher davantage notre imaginaire et d’inventer des scènes à partir de ce qu’elles nous avaient racontées tout en s’inspirant en partie de nos propres histoires. On a écrit un scénario centré sur trois filles que l’on connaissait bien : Sarah, qui est le personnage principal, et deux autres filles qu’on n’a pas pu vraiment filmer car l’une a changé de club et l’autre s’est blessée juste avant le tournage.

On a passé le premier tour de l’Aide au développement renforcé du CNC et, pour aller à l’oral du second tour, il nous fallait un producteur. Emmanuel Chaumet, de Ecce Films, qui avait vu Boucle piqué en festival, s’est engagé. Emmanuel est un producteur de fiction et je crois qu’il a senti dans ce projet notre envie de franchir un pas supplémentaire dans cette direction. Je le connaissais depuis longtemps et j’appréciais les films qu’il a produits. Il avait vu en cours de montage mon premier film et j’avais failli travailler sur le casting de La vie au Ranch, produit par Ecce Films également.

Nous avons eu l’aide au développement renforcé, d’un montant de 50 000 €. À l’été, nous sommes allées à Colmar, où le club de patinage est installé, et on a tourné dès le mois de septembre, car nous voulions commencer au début de la saison et suivre le calendrier sportif jusqu’au championnat de France, en avril de l’année suivante.

L’écriture du film s’est peaufinée pendant le tournage. Il se passait tellement de choses dans le club et avec les filles, entre celles qui sont piquées par un autre club, celles qui arrêtent, celles qui se blessent… que ça nous donnait continuellement des idées pour réécrire. On avait beaucoup de matière et il a fallu énormément simplifier, couper, se séparer de personnages et de pans entiers de récit.

Le tournage s’est déroulé en cinq sessions d’une semaine. On a commencé avec une grosse équipe et beaucoup de préparation pour chaque scène. Nous étions un peu perdues avec toutes ces contraintes et on s’est vite rendues compte qu’elles n’étaient pas très utiles. Certes, on avait écrit des scènes de fiction, mais on voulait qu’à l’intérieur de ces scènes les personnages évoluent avec beaucoup de liberté. On leur disait « Maintenant, ce serait bien que vous fassiez telle ou telle chose ou que vous parliez de ça. » mais il n’y avait pas de dialogue écrit. Nous avions assez de complicité avec notre personnage principal, Sarah, pour qu’elle entraîne les autres dans le jeu et soit le moteur dramaturgique des scènes que l’on proposait aux filles de « jouer ». C’est alors que nous avons décidé de travailler avec une équipe réduite et des technicien·nes polyvalent·es. Avec Sylvain Verdet, le nouveau chef-opérateur, nous avons décidé de ne plus faire de clap et de tourner caméra à l’épaule, sans lumière additionnelle ou très peu. Et on a fait tout le reste du tournage comme cela.

Côté financement, nous sommes partis avec les 50 000 € du développement renforcé pour un coût de film difficile à appréhender sur scénario. Ecce Films a donc porté l’impasse de financement au fur et à mesure du tournage sachant qu’in fine, le coût de fabrication du film est d’un peu plus de 300 000 € salaires compris mais sans rémunération « producteur ». Nous avons ensuite obtenu l’Avance sur recettes après réalisation (et après la sortie en salles) pour un montant de 150 000 €, ce qui a permis à la production de couvrir une partie du budget.

Avec le CNC, les choses se sont compliquées au moment de la demande d’agrément de production (étape nécessaire pour que le/la distributeur·rice puisse être soutenu·e et pour que l’avance après réalisation puisse être accordée) car nous étions entre documentaire et fiction et nous avions joué la transparence : ni complètement fiction, ni complètement documentaire. Du coup, soit les acteur·rices n’étaient pas suffisamment payé·es (fiction), soit c’étaient les technicien·nes qui avaient des salaires insuffisants (documentaire). Nous nous en sommes sortis en faisant des compléments de rémunérations aux acteur·rices principaux·les, en tout cas à celles et ceux qui étaient le plus visibles dans le film…

Kiss & Cry est une fiction mais en même temps, on s’est complètement introduit dans la vie de ces personnes. On les a rarement mobilisées exprès « pour » le film, sauf pour les scènes tournées au collège ou la romance avec le garçon, la fête dans les bois notamment, qui, elles, sont complètement issues de la trame scénaristique que l’on avait écrite. Mais pour le reste, on venait avec notre caméra et on filmait pendant l’entraînement à la patinoire ou parfois dans les vestiaires, en faisant vraiment très vite, car on pouvait tourner à peine quinze minutes entre deux entraînements.

Le montage a été éprouvant. Nous pensions qu’il serait plus facile de monter un film scénarisé qu’un documentaire, mais en fait ça a été exactement pareil. Et c’était notre premier long métrage. On n’a vraiment trouvé le film qu’à la fin, après six mois de tâtonnements. Chloé et moi avions commencé à monter toutes les deux, puis une monteuse est venue nous aider pendant quatre mois et nous avons fini le montage sans elle. C’était très important de faire appel à un moment à une monteuse, lorsque l’on connaît trop nos rushes et que l’on bloque. Après l’intervention de la monteuse, on a laissé reposer le film pendant deux mois et on l’a retravaillé à deux. On a fini par se séparer d’un personnage et de scènes qu’on adorait et que la monteuse nous avait conseillé de retirer, mais il nous a fallu du temps pour l’admettre et s’approprier l’idée.

Le film a été pris à la sélection ACID à Cannes, ce qui nous a aidé à trouver un distributeur, UFO Distribution. Il est sorti dans trente salles fin septembre 2017. J’ai adoré cette expérience mais j’aimerais pour la prochaine fois ne plus dépendre de l’emploi du temps des personnages, car pour Kiss & Cry nous avons passé beaucoup de temps à attendre et à se réorganiser, ce qui était tout de même assez frustrant et représentait une sacrée perte de moyens et d’énergie. Même si les imprévus ont eu du bon, parce qu’ils nous permettent de conserver un lien fort avec le réel, je pense qu’à l’avenir, tout en gardant cette ambivalence dramaturgique, on essaiera de trouver un ou des dispositifs de tournage un peu plus « efficaces », afin que l’on puisse se consacrer encore davantage à ce qui peut se passer sur le plateau.