Jacques Bidou

Producteur (JBA Production)

Je me suis formé au cinéma à l’INSAS, à Bruxelles, mais mon autre école a été la politique, dans laquelle je me suis engagé durant des années. Revenant vers le cinéma, il m’a semblé que la production, davantage que la réalisation, me permettrait de prolonger cette double préoccupation sociale et artistique.

Cette époque, celle de la fin des années soixante-dix, était aussi marquée par le constat d’échec d’un certain cinéma militant, illustratif, instrumentalisé. Il m’apparaissait clairement que sans création, le cinéma ne saurait répondre aux urgences politiques, sociales et culturelles.

Chroniques sud-africaines, le premier film que nous avons produit à JBA, concentrait déjà ces enjeux. Le film a été réalisé par de jeunes cinéastes sud-africains, dans le cadre d’un atelier Varan. C’était le contraire du regard télévisuel habituel, dont la BBC était le prototype, qui est toujours un regard « sur ». Il répondait, avec les outils de la vidéo légère de l’époque, à un besoin extrême des différentes communautés de témoigner de l’intérieur.

Le film a été coproduit avec Eckart Stein, de la ZDF, Thierry Garrel, de la Sept (qui deviendra Arte), Alan Fountain de Channel Four, la RAI, ainsi que la télévision catalane et hollandaise. Nous avons créé à cette occasion un noyau de passionnés avec lesquels nous allions travailler durant quinze ans.

Nous avons alors produit beaucoup de films documentaires, parce qu’il y avait comme une évidence, une priorité, une urgence à se tourner vers le réel. C’est une période que nous considérons comme un véritable « âge d’or » pour la création documentaire, période où il y avait des gens prêts à privilégier les créations et les écritures sur les cases, les programmes, les audiences. Il s’agissait d’aller d’un désir de création vers l’économie de la création, et non l’inverse.

Nous devons être des intermédiaires entre la création et l’économie de la création. Tout le privilège de cet « âge d’or », qui a duré à peu près jusqu’en 2000, a été d’avoir le pouvoir de ne jamais déroger à cette idée qu’il fallait partir des auteur·rices, avec de vraies urgences et de vrais désirs, puis porter ces désirs vers ceux qui pouvaient s’y intéresser et les financer. Et jamais l’inverse.
Les projets que nous portons avec Marianne Dumoulin ne sont pas des projets de producteur·rice. On est toujours parti·es du désir d’un·e auteur·rice, en le plaçant au centre, quoiqu’il arrive. Quand nous avons produit Les Gens de la rizière de Rithy Panh et qu’il y avait de sérieux problèmes au tournage, mon point de vue était toujours de préférer un film raté de Rithy Panh plutôt qu’un film « sauvé » par un·e directeur·rice de production. C’est une question d’éthique, une question de fond. Le film a fini en compétition à Cannes, et c’était bien un film de Rithy Panh.

Si je dois résumer brièvement ce travail d’intermédiaire, je dirais que la première qualité est d’avoir une forte identité. Sans elle, nous sommes flou·es. Cette identité s’appuie en ce qui nous concerne sur quelques principes : placer la création au centre, transmettre des regards de l’intérieur, donner les moyens de créer. On ne tire pas sur la corde, il faut trouver l’économie qui permettra de porter les films le plus loin possible, toujours. Des regards qui sont souvent le fait de jeunes cinéastes, et c’est pourquoi, sur les quelques cent vingt films que nous avons produit à JBA, la moitié sont des premiers films.

Nous avons démarré la fiction assez tôt, puisque nous avions en 1994 trois films en sélection officielle à Cannes. La fiction a pris pour nous de plus en plus d’ampleur avec un désengagement certain de nos partenaires à la télévision. J’évoquais un âge d’or du documentaire dans les années quatre-vingt-dix, mais ce fut finalement un succès qui a coûté cher au genre car en montant dans les grilles de programmes des chaines, il a fini par s’y emprisonner. C’est le problème de la télévision aujourd’hui, même si Arte demeure il faut le dire un vrai partenaire, avec lequel nous avons encore eu très récemment des aventures formidables, telles que le très beau film hongrois de Marcell Gerő, Fils de Caïn ou Soweto, le temps des colères, à nouveau réalisé par de jeunes cinéastes sud-africains. Il reste donc dans ce paysage audiovisuel des espaces, mais ils se sont amoindris, et ce constat nous a conduits depuis les années deux mille à abandonner une partie de notre production documentaire au profit de la fiction.

Le deuxième élément qui compte, c’est de faire des choix. Lire beaucoup de projets, rencontrer, discuter, réfléchir. Ces choix demandent une très grande attention, nous prenons notre temps, mais quand nous disons oui, nous faisons. La fabrication d’un film peut s’assimiler à un grand voyage, qui peut durer entre deux et six ans. Le/la producteur·rice ne peut pas sauter en cours de route et quand on part aussi longtemps, on fait extrêmement attention de savoir avec qui. Et c’est réciproque pour l’auteur·rice.
Une clé est de bien préparer ce voyage. Je travaille avec Marianne Dumoulin, la même personne depuis vingt-quatre ans et nous signons à deux depuis un peu plus de quinze ans. Nous sommes devenu·es presque interchangeables. Produire à deux, c’est être deux fois plus efficace pour lire les projets et pour affronter la complexité des terrains filmés, qui peuvent se révéler parfois difficiles, voire très durs.

Nous nous sommes donné quelques règles. La première est de ne pas faire un film pour faire un film, un film de plus. Le film doit répondre à une problématique qui mérite qu’on y consacre plusieurs années. C’est la raison pour laquelle nous ne produisons pas, du moins en fiction, de film français, car une bonne partie du cinéma français est un cinéma qui évolue trop souvent dans un confort « petit-bourgeois », qui — je le dis — nous ennuie. Pour plonger dans cette grande aventure, il faut que ça en vaille la peine, qu’il y ait un enjeu, qu’il soit d’ordre politique, culturel, social, ou créatif. Et créatif il doit l’être impérativement. Il faut qu’il y ait une ou un cinéaste.

Deuxième règle : ne pas travailler avec une ou un cinéaste en se disant que si on le faisait nous-mêmes, ça serait mieux. Ça, c’est le désastre absolu. Nous cherchons des gens qui nous étonnent, qui nous surprennent, des gens plus forts que nous, y compris chez les jeunes cinéastes. C’est l’expérience que nous venons de faire avec Fernando Guzzoni. On a produit deux films de lui et il nous a bousculé tout le temps. Il faut bien sûr aussi que le cinéaste soit supportable sur les questions d’éthique. On ne peut pas voyager longtemps avec quelqu’un·e, si l’on pense, pour le dire simplement, qu’il/elle n’est pas « fréquentable ».

Il faut enfin que l’on soit en position d’apprendre, sinon ce métier perd de son intérêt. Apprendre, même sur un sujet que l’on croit connaître. Par exemple, on pensait bien connaître la situation palestinienne, mais quand on s’est attaqué au projet palestinien d’Annemarie Jacir Le sel de la Mer, nous nous sommes vite aperçus que nous ne savions pas grand-chose. Pour être légitimes, nous devons devenir des bons spécialistes des terrains qu’on aborde. Il n’y a pas de place pour le tourisme dans ce genre de voyage. En ce moment, nous produisons Yalda, le deuxième film du cinéaste iranien Massoud Bakhshi, un premier film du cinéaste vénézuélien George Walker Torres, Perro Negro, et Sème le vent de l’italien Danilo Caputo, cela après avoir terminé un film chilien, Jesus de Fernando Guzzoni. Il faut être compétent·e, voire très compétent·e, parce que produire des gens d’ailleurs, pour nous, c’est fondamentalement partager, apprendre de cet ailleurs. Sans cette implication profonde nous ne sommes rien, y compris pour trouver cet argent, si difficile à obtenir aujourd’hui. Par exemple, pour le film que nous venons de produire en Afrique du Sud, Soweto, le temps des colères, avec encore une fois un atelier de jeunes cinéastes sud-africain, nous avons eu de longues discussions autour de la situation politique du pays, une situation truffée de contradictions, qui interdit les visions caricaturales, sur la violence extrême, la corruption, qui deviennent trop vite ces clichés que l’on voit dans beaucoup de films sur le sujet. Cet apprentissage vaut également pour le/la réalisateur·rice. Certain·es pensent qu’il vaut mieux ne pas trop en savoir pour conserver la fraicheur du regard mais si l’on n’est pas en mesure d’appréhender toute la complexité du réel au tournage, on risque de la découvrir devant les rushes et passer à côté de l’essentiel. Plus on en sait et plus on est libre, car un regard aiguisé peut se débarrasser de ce qu’il a appris.

À l’inverse, celui/celle qui en sait peu est dépendant·e. Pour être compétent·e, il faut donc apprendre, et c’est un vrai plaisir qui nous permet de trouver l’énergie pour produire des films. Quand tous ces éléments sont réunis, et que nous disons « on y va », une grande partie du chemin est déjà parcouru. Après, il faut mettre le projet au point. C’est la deuxième étape, que l’on appelle le développement. Elle va permettre de faire mûrir un projet pour que le trait d’union avec l’économie fonctionne et qu’on puisse trouver des réponses, financières et matérielles, au désir de création, c’est-à-dire un mode de production. En fiction, cette étape peut prendre de un an et demi à deux ans, voire plus. Il s’agit de finir d’écrire les textes, de se faire bouler en commission, de reprendre l’ouvrage et de revenir. C’est au/à la producteur·rice de dire « on y va », parce que l’auteur·rice, lui, a toujours, par définition, l’impatience et le désir d’y aller, quoi qu’il en soit. Le/la producteur·rice sait qu’il/elle ne peut pas échouer et prendre le risque de pousser un cinéaste au mur.

La troisième étape est la recherche de financements, qui n’est pas une chose simple aujourd’hui car le paysage est de plus en plus féroce et sélectif et, si nous ne cédons pas aux modes et à toutes sortes de critères qui ne servent pas l’auteur·rice, nous souffrons, car il y a beaucoup moins d’argent qu’il y a dix ans. Nous devons faire aujourd’hui avec 600 000 € ce que nous faisions il y a dix ans avec 1,8 million. Un passage obligé est de trouver des coproductions, et c’est souvent très difficile, car il s’agit de faire partager à des partenaires qui arrivent sur un projet une passion de plusieurs années.

Une fois que la machine est lancée, nous n’allons pas sur le tournage, car nous considérons que c’est le temps du/de la cinéaste. C’est une évidence en documentaire, et c’est un peu plus subtil en fiction où il est important d’être là au démarrage, en particulier pour s’assurer que c’est bien le/la cinéaste qui a le pouvoir, et non tou·tes les prédateur·rices qui tournent autour du film. C’est pourquoi, surtout pour des premiers films, la question de la constitution de l’équipe et, pour la fiction celle du casting, sont des questions-clés. Les réponses doivent être adaptées à un désir de création que l’on connaît bien. Le respect de ce désir se conjugue avec notre expérience de producteur·rice. Il faut éviter les mauvaises pistes, les copain·ines, les coups de cœur mal placés. Toujours penser qu’un tournage demande de l’équipe une forte cohérence. Il en va de même pour le casting. Sans cette cohérence de l’ensemble artistique et économique du film, il y a une source de conflits.

Si toutes ces étapes ont été bien pensées et franchies, c’est 80 % du travail qui est fait. Il reste l’extrême soin à apporter au montage, au son et à toutes les finitions. Ne pas se dire « on n’a plus d’argent, tant pis ». Le film doit être mené à terme, en y consacrant tout le temps nécessaire. C’est avec ce type d’exigence, conjuguée au talent des cinéastes, que nous avons eu une vingtaine de films sélectionnés à Cannes.

Enfin, il faut donner vie au film, le confier à d’autres qui vont le lancer dans le monde. C’est un exercice qui n’est pas simple, car il faut accepter que quatre cinq ans de travail soient remis entre des mains qui n’ont pas la même histoire. C’est aussi un exercice d’abandon et de désappropriation vis-à-vis du/de la cinéaste qui se réapproprie son travail, parce qu’au bout du processus, c’est le film d’un·e cinéaste et non celui d’un·e producteur·rice.

Je n’ai pas évoqué dans ce parcours la question de la gestion d’entreprise, à laquelle peu d’entre nous sont formé·es dans ce champ de la création. Être producteur·rice, c’est aussi cela : on doit à la fois mener à terme une aventure ponctuelle, un film qui est par définition toujours un prototype, tout en préservant la vie d’une petite entreprise. Il faut garantir la bonne fin de chaque film, c’est-à-dire aller au bout, ne pas laisser de dettes, payer tout le monde et cela sans mettre en péril la structure qui, elle, accumule un savoir-faire dont les autres films auront besoin.

(Témoignage publié dans le guide des formations 2016)