Hayoun Kwon

À PROPOS DE SON PROJET 489 years, Installation en réalité virtuelle (2015, 12’) et vidéo (2016, 11’)

J’ai fait mes études aux Beaux-Arts de Nantes, puis au Fresnoy – Studio national des arts contemporains – d’où je suis sortie en 2011. Officiellement, je suis artiste-plasticienne, mais mon identité professionnelle dépend surtout de la réception de mes œuvres et je suis parfois aussi considérée comme auteure de documentaires.

J’ai réalisé une vingtaine de vidéos. Les premières étaient très courtes (une ou deux minutes) et radicales dans leur forme. Maintenant, je construis des narrations plus complexes et les dernières œuvres que j’ai faites durent une dizaine de minutes.

489 Years est ma cinquième œuvre depuis que je suis sortie des Beaux-Arts. C’est un voyage imaginaire dans la zone militarisée qui sépare les deux Corées, la DMZ, à travers le souvenir d’un ancien soldat sud-coréen, Monsieur Kim.

Lorsque j’ai rencontré M. Kim, dans un restaurant à Paju, près de la frontière avec la Corée du nord, il m’a raconté sa vie de soldat et ses excursions régulières dans la DMZ. En même temps qu’il me racontait son histoire, il dessinait des fleurs et des mines sur la nappe. J’étais comme hypnotisée par son souvenir personnel de ce lieu unique au monde, formé d’une bande de quatre kilomètres de large, à 30 km de Séoul, qui contiendrait un million de mines. « 489 » correspond à l’estimation du nombre d’années qu’il faudrait pour déminer entièrement cette zone si elle était démilitarisée. En écoutant ce récit, j’avais l’impression de pénétrer dans la DMZ de façon à la fois précise et complètement imaginaire, de voir la végétation foisonnante, les animaux, de sentir la présence de « l’ennemi ». Le monde que M. Kim décrivait était onirique et dangereux, comme l’étaient les deux images marquantes et antagonistes de son récit : la fleur et la mine.

La frontière était déjà le sujet de deux de mes précédents films et en particulier de Village modèle, qui est une vision très personnelle d’un « faux » village inhabité que l’on peut voir depuis la frontière, et qui a été construit pour représenter la réussite économique de la Corée du Nord. Ce film avait été notamment sélectionné au festival Cinéma du Réel en 2014.

Avec Village modèle, j’étais restée finalement spectatrice d’un décor, tandis qu’avec le récit de M. Kim, j’avais la possibilité d’aller au cœur de la frontière. Et c’est en réfléchissant à la manière de construire un point de vue entièrement subjectif, comme si nous « étions » ce soldat, que je me suis décidée à travailler avec les moyens de la réalité virtuelle.

À chaque nouveau projet, je fonctionne de façon empirique, chaque pas est une plongée dans l’inconnu. L’idéal serait de pouvoir être accompagnée par un·e chargé·e de production qui pourrait m’aider à choisir les références visuelles, la gamme de couleur, quel médium utiliser, avec quel·les technicien·nes travailler, etc, mais pour l’instant, je travaille seule durant la phase d’élaboration de mes projets.

Concrètement, il s’agit d’images d’animation en 3D réalisées avec le logiciel CryENGINE. Ce logiciel est le même que celui qui est utilisé pour les jeux vidéo. La réalité virtuelle permet, une fois que l’on a le casque avec les écouteurs sur la tête, d’avoir l’illusion d’entrer dans un autre monde visuel et sonore, mais cette sensation d’immersion, je l’avais déjà éprouvée en contemplant les peintures rupestres dans des grottes reconstituées, où les dessins s’étalent à 360° sur les parois. Ce que l’on essaye de reconstituer avec les outils de la réalité virtuelle avait donc déjà été imaginé il y a 30 000 ans !

Ce qui m’intéressait ici, c’était de détourner de façon artistique l’outil « Réalité virtuelle » en créant un univers qui évoque une zone militaire sans qu’il soit question directement de combats, de tirs et de violence. Je trouve que la réalité virtuelle est un dispositif intéressant pour traiter un sujet comme celui de la mémoire et l’histoire de Kim. Le dispositif est contraignant puisqu’on ne peut montrer le résultat qu’à une seule personne à la fois, mais c’est aussi cela qui en fait la force, car il construit de fait de l’intimité, comme si l’histoire que l’on raconte était dédiée à celui qui en fait l’expérience sensorielle avec le casque. En plus, le fait de rester assis sur une chaise et de seulement imaginer la DMZ renvoie à ma situation politique, l’impossibilité de franchir la frontière entre les deux Corées.

Il faut veiller à ce que l’histoire reste l’élément le plus important du projet. Si on fait quelque chose de trop spectaculaire, on n’écoutera pas assez. Tous les mouvements et la lumière sont chorégraphiés pour servir l’histoire. Ma démarche est très artisanale et minutieuse : on réalise un premier mouvement d’animation, on le teste avec le son, puis on réfléchit, on modifie et on recommence, jusqu’à ce que je sois convaincue. Je change souvent d’avis, ce qui crée parfois des tensions et demande beaucoup de patience de la part de mes collaborateur·rices, mais mon travail est avant tout un travail de création, de recherche, et il me paraît normal de ne pas réussir d’un seul coup. J’ai déjà fait jusqu’à vingt-cinq versions différentes d’un même projet.

J’ai réalisé 489 Years entre 2014 et 2015, puis j’en ai fait en 2016 une version « cinéma », en deux dimensions. J’avais envie d’une version linéaire pour projeter le film en salles et renouer avec une expérience collective de spectateur·rices. Il a fallu recentrer toutes les images, leur donner un cadre, car en réalité virtuelle, lorsqu’on regarde avec le casque en bas, en haut ou sur les côtés de l’image, ce que l’on voit ne semble pas avoir de bords, de limites ; l’image est pensée comme si elle était la continuité d’un monde qui évolue avec notre regard de spectateur·rice.

Le financement a été très difficile à trouver. Avec Village modèle, j’avais obtenu un Prix en Allemagne, au festival d’Osnabrük, doté par Arte Créative pour la création d’une nouvelle œuvre. J’ai reçu des aides financières du Musée d’art contemporain de Séoul qui m’ont permis de démarrer la mise en production mais, contrairement à des projets précédents, je n’ai pas eu d’autres aides. Le film, qui coûtait au total 70 000 €, a donc été financé en grande partie sur des fonds personnels. J’y ai mis toutes mes économies, j’ai fait beaucoup de boulots alimentaires et les personnes qui ont travaillé sur le projet ont accepté d’être payées en dessous de leur tarif habituel.

Le film a obtenu le Prix Scam Nouvelles écritures en 2017 qui s’est traduit par une dotation de 2 800 € et une projection de mes travaux au FID Marseille. La version film de 489 Years n’a pas de diffuseur ni de distributeur·rice. Et même si aujourd’hui, certains musées et espaces d’exposition estiment mon travail, je n’ai pas assez de temps à accorder à sa promotion, car je préfère me concentrer sur ma prochaine création.

Je suis aussi désormais représentée par la galerie Sator mais, hélas, comme la plupart des artistes qui réalisent des images en mouvement, je vends très peu d’œuvres. Cependant, cela reste un soutien important pour moi. Pour L’Oiseleuse, ma dernière création, comme il manquait des financements, la galerie a organisé une souscription sous forme de préventes. La présentation de l’installation au Palais de Tokyo a apparemment eu un certain succès mais elle ne m’a rien rapporté sur le plan financier. Au contraire, je me suis endettée pour pouvoir finir à temps !

Pour ma prochaine œuvre j’hésite encore entre réalité virtuelle et hologramme… Rien n’est décidé, mais je pense à nouveau travailler à une façon singulière d’incarner un souvenir.

(Témoignage publié dans l’édition 2017 du Guide des Aides)