Romain Baudéan

à propos de son film Au dos de nos images (2019, 74′ – Quilombo Films)

Mon désir de cinéma était au départ un désir de fiction, d’évasion voire de fuite du réel. Les films étaient des refuges, des existences alternatives et rassurantes pour l’adolescent taciturne et solitaire que j’étais. Mes parents n’étaient pas cinéphiles mais ils avaient une caméra vidéo, et j’ai investi cet outil très tôt en tournant de nombreux courts métrages de fiction, tout en développant ma cinéphilie grâce à l’option Cinéma du lycée.
Après un BTS audiovisuel en montage, j’ai appris le métier d’opérateur à l’ENS Louis Lumière. J’y ai découvert le documentaire lors d’un exercice de portrait. J’ai réalisé celui de mon oncle séropositif qui vit seul dans un pigeonnier du Gers, Le Pigeonnier (2008, 19’). Le court métrage a été sélectionné au festival Visions du réel. J’ai découvert à cette occasion la puissance et la nécessité du documentaire comme moyen d’expression et de réflexion sur le monde, sans pour autant renoncer à une ambition artistique forte qu’on attribue habituellement à la fiction. Il y a de la mise en scène aussi en documentaire et il me semble aujourd’hui que les dispositifs les plus audacieux ou novateurs sont plus souvent du côté du documentaire de création que de la fiction.
Pendant dix ans, j’ai travaillé sur les plateaux de cinéma comme assistant caméra, à la fois pour gagner ma vie mais aussi pour parfaire mon apprentissage car je manquais de confiance en moi. Le premier assistant opérateur est chargé de la mise au point, c’est une place stratégique, au centre du triangle de la création cinématographique acteur-réalisateur-caméra. J’ai eu ainsi la chance de voir travailler des cinéastes aussi différents que Bruno Dumont, Larry Clark, Robin Campillo, Philippe Grandrieux ou Valeria Bruni Tedeschi.
J’ai aussi été assistant réalisateur pendant plusieurs mois sur le long métrage documentaire À ciel ouvert (2014) de Mariana Otero. L’assistant réalisateur est l’homme-orchestre : j’étais à la fois bras droit de la cinéaste, photographe de plateau, cadreur caméra B, chauffeur, cuistot. J’installais des micros et des enregistreurs dans le décor, je changeais des éclairages, posais des filtres ND sur les vitres. Et surtout, j’ai visionné 180 heures de rushes, que j’ai classées et identifiées plan par plan dans un tableau Excel pour préparer le montage. Cette expérience en immersion dans un institut pour enfants psychotiques à la frontière belge m’a permis de me confronter aux enjeux de la création documentaire : le rapport filmeur/filmé, la place de la caméra. Qui filme ? Qui regarde ? À quelle hauteur ? À quelle distance ? L’écoute de l’autre, la confiance et la nécessité du temps.
Au cours de ces années passées comme technicien, j’ai réalisé un documentaire sur un prêtre homosexuel, frère dans un couvent dominicain à Paris, Un homme libre (2014, 52’). J’ai fait ce film seul, grâce à une bourse de la Ville de Paris qui s’appelait « Prix Paris Jeunes Talents », et qui n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Le choix de l’auto-production, que j’identifiais à la liberté, s’est révélé cependant une erreur car en définitive, le film n’est pas assez formaté pour la télévision et pas assez expérimental pour le cinéma d’auteur.
Riche de ces erreurs passées, j’ai cherché un producteur pour Au dos de nos images (2019, 74’), mon premier long métrage documentaire. Il n’est pas facile de trouver un producteur qui soit dans le dialogue, la transparence, et qui cherche un équilibre sain entre montage financier et exigence artistique, mais cela devient un véritable défi lorsqu’on fait un film intimiste sur son histoire familiale et qu’on te dit que « tout le monde s’en fout de ta grand-mère bipolaire ». Pour moi, il n’y a rien de plus universel et passionnant que l’intimité et la singularité des êtres, mais il faut trouver l’axe qui permette à ton film de parler aux autres, un axe qui est pour moi la quête d’amour, de liberté ou de vérité. J’avais une proposition de dispositif cinématographique fort. Il s’agissait de confronter par le montage des films de famille tournés par mon grand-père, des images de bonheur comme en retiennent les films de famille, au récit autobiographique de ma grand-mère découvert après son suicide, témoignage très sombre sur sa vie de femme, abîmée par les traitements psychiatriques et le manque d’amour.
Anne Paschetta, chargée de l’accompagnement des projets documentaires à Vidéadoc, m’a conseillé pour l’écriture et j’ai obtenu la bourse de la Scam, Brouillon d’un rêve. J’ai par ailleurs bénéficié de deux tutorats de réécriture proposé par le CNC avec Béatrice Plumet, puis Cyril Brody lors d’une résidence au Moulin d’Andé. J’ai réussi également à convaincre une production, Quilombo Films. La production a trouvé une chaîne locale, Lyon Capitale, qui co-produit et diffuse des documentaires d’auteur. Comme la plupart des chaînes locales, elle n’apporte pas de numéraire mais de l’industrie (caméra, salle de montage…), ce qui permet néanmoins de solliciter le Fonds de soutien audiovisuel du CNC et d’autres aides qui y sont conditionnées. Nous avons également trouvé un coproducteur rennais, Les Films de l’autre côté, qui nous a permis d’accéder au soutien de la Région Bretagne. Avec l’aide de la Procirep-Angoa (société civile des producteurs), le budget total du film était d’environ 53 000€. Je n’ai eu que quelques jours de tournage et vingt-cinq jours de montage, ce qui est très peu pour un long métrage. Étant monteur de formation, j’ai pu continuer un peu seul entre les sessions avec le monteur (Corentin Doucet, qui a fait un travail remarquable). Pour limiter les frais, j’ai enregistré une étudiante pianiste qui interprète la musique du générique, une pièce de Schubert libre de droits. J’ai réussi à négocier avec la production un mixage cinéma dans un auditorium afin de créer une partition sonore beaucoup plus complexe et nuancée que ne l’aurait permis un mixage stéréo classique pour la seule diffusion TV. J’ai financé moi-même le sous-titrage et les inscriptions en festival, ce qui représente une charge de travail supplémentaire considérable. Réaliser ce film a été pour moi une mise à l’épreuve, un voyage en solitaire et le film une fois terminé, a commencé la lutte pour que le film existe, soit vu et diffusé.
Au dos de nos images a été présenté dans plusieurs festivals et a reçu le Prix du jury aux Écrans du réel. Il devait sortir au cinéma, mais le distributeur, Karma Films, a renoncé à une sortie nationale en raison de la pandémie. Néanmoins, j’ai réussi à trouver une salle à Paris, Le Saint-André des Arts, qui a projeté le film à la séance de 13h pendant un mois. C’était une sortie confidentielle, de celles dont la presse ne parle pas ou peu, mais elle avait pour moi une valeur symbolique forte, car j’avais toujours pensé ce film comme un film de cinéma. Les spectateurs qui l’ont découvert sur grand écran étaient très émus, et j’ai le sentiment d’être enfin devenu cinéaste, à l’âge de 35 ans.

Témoignage recueilli dans le Guide des aides 2022.