Élodie Beaumont Tarillon

À propos de son film chasse gardée (2022, 19’ – Chevaldeuxtrois, hélicotronc)

Je viens d’un milieu populaire où aspirer à un métier artistique est une audace que personne ne se permet. Cela fait très longtemps que j’aime imaginer des histoires, notamment pour le bouillonnement que cela crée dans ma tête : avoir une idée qui s’immisce partout dans ma vie et ne demande qu’à évoluer au gré de ce que je vois, ce que j’écoute, ce que je lis ou celles et ceux que je rencontre, mais il ne m’était jamais venu à l’idée d’en faire un métier, et je me suis tournée vers des études en Communication. Après quelques années passées à travailler comme attachée de presse dans la culture, j’ai décidé de passer de l’autre côté : non plus celui où l’on promeut les projets, mais celui où on les crée.
Cinéphile depuis plusieurs années, j’ai très vite songé au cinéma. N’ayant pas fait d’études cinématographiques, je me suis dans un premier temps tournée vers l’écriture, persuadée que mon ignorance technique serait un obstacle à la réalisation. J’ai donc commencé par scénariser mes récits, jusqu’à prendre conscience qu’il me serait très frustrant de ne pas les réaliser, tant je visualise très précisément chaque séquence que j’écris.
En 2015, j’ai profité d’une période de chômage à la fin d’un CDD pour passer à la pratique. J’ai écrit et réalisé deux courts métrages auto-produits : Mitch et La Petite sereine. Le premier m’a coûté 200 € et le second a été financé par un crowdfunding qui m’a permis de récolter 1000 €, pour l’essentiel des dons d’ami·es. J’étais à la fois auteure-réalisatrice et directrice de production. L’équipe était majoritairement composée de proches qui avaient fait des études de cinéma et d’ami·es rencontré·es au cours de leur cursus. J’ai trouvé les autres membres de l’équipe en passant des annonces sur des sites spécialisés et les réseaux sociaux. Ces deux expériences ont été très formatrices et m’ont surtout appris à mettre en scène (établir un découpage technique, diriger des comédien·nes…) et à appréhender le langage propre à la technique et aux tournages.
Je réfléchissais en parallèle à un nouveau scénario que je souhaitais soumettre à une société de production afin de réaliser mon premier film dans un cadre professionnel. N’ayant aucun contact, j’ai passé un temps fou à chercher et répertorier les associations, les résidences d’écriture, les concours de pitchs et les festivals qui pourraient m’être utiles, notamment grâce aux guides de Vidéadoc. Un appel à candidatures du Moulin d’Andé, en Normandie, concernait des projets ancrés dans le territoire. C’est ainsi qu’est née l’idée de Chasse gardée, l’histoire d’une adolescente de 18 ans, Gaby, qui chasse des animaux dans les bois pour récupérer leur sang et combler son absence de menstruations. Les règles servent ici à illustrer le statut privilégié auquel le sang en général, menstruel en particulier, permet d’accéder. En utilisant le sang d’animaux comme sang menstruel, Gaby va créer ses propres règles, dans tous les sens du terme : redéfinir les « liens du sang », repousser les frontières des genres, grandir par ses propres moyens…
Le projet a été présélectionné pour le Moulin d’Andé mais il n’a finalement pas été retenu, de même que pour les résidences l’Atelier de Côté Court et la Ruche de Gindou Cinéma. Le vent a tourné en 2018 lorsque j’ai remporté le concours de pitchs du festival Valence Scénario, alors que le projet n’en était encore qu’aux premières versions d’écriture. Ce concours m’a également permis de rencontrer des auteur·rices et d’échanger avec eux/elles sur les pistes d’évolution du scénario. Je l’ai présenté ensuite à Talents en Cours au Comedy Club où le pitch a reçu de très bons retours et m’a permis de rencontrer plusieurs producteur·rices.
Jérémy Forni, de Chevaldeuxtrois, me proposait des pistes d’amélioration du projet qui allaient dans mon sens, notamment de rendre le propos plus naturaliste et de développer la relation au père, ce qui m’a convaincue de poursuivre l’aventure à ses côtés. Chevaldeuxtrois a investi 4 500 €. Nous avons obtenu rapidement le soutien de la région Bourgogne-Franche-Comté (30 000 €), et l’Aide au programme du CNC, qui favorise les sociétés de production de courts métrages misant sur des auteur·rices émergent·es (10 000 €).
La suite de la recherche de financements a été plus compliquée. Je travaillais alors de nouveau à temps plein et il m’a fallu réécrire de nombreuses fois dans des conditions peu optimales, le soir et les week-ends. J’étais terrifiée à l’idée d’avoir la tête trop occupée pour être capable de produire un texte de qualité, ou encore de dénaturer mon projet en le rendant plus apte à être financé. Ensuite, la crise sanitaire et les confinements m’ont fait craindre de ne jamais pouvoir réaliser le film. Pourtant, en septembre 2020, Julie Esparbes, de la société belge Hélicotronc, nous a rejoints en coproduction et le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles nous a soutenus à hauteur de 15 000 €. Hélicotronc a bénéficié également de 5 000 € de Tax Shelter (un avantage fiscal destiné à encourager la production d’œuvres audiovisuelles en Belgique), et nous avons obtenu 3 200 € de la Procirep Angoa, ce qui nous a permis de démarrer la pré-production avec un budget avoisinant 70 000 €.
La première version du scénario remonte à février 2018 ; celle que nous avons tournée était la numéro 23, et date de janvier 2021. J’ai retravaillé le découpage aux côtés de la première assistante mise en scène, Anna Hinglais, et du chef opérateur, Julien Ramirez Hernan. Je tenais également à adapter les dialogues et les situations à la personnalité des comédien·nes et à l’alchimie qui se produisait entre eux. Le scénario a évolué ainsi au gré des situations que nous vivions sur le plateau.
Nous avons tourné six jours à la fin de l’été 2021. C’étaient des jours denses, pleins d’hésitations, de doutes, de deuils, mais aussi de fulgurances et d’une sorte d’émulation qui m’ont convaincue que j’avais trouvé le métier que je voulais exercer. J’aime avoir à tout (re)penser dans les moindres détails et à chaque instant : le décor, les costumes, la mise en scène, la musique, le montage… J’aime l’effervescence que cela crée en moi et l’excitation qui est celle d’un plateau de tournage, où je confronte ma vision à celle de l’équipe et où tout le monde concourt à faire qu’un projet existe. Cela m’a donné beaucoup de force pendant le tournage et m’en donne encore pour achever le film, et en faire d’autres, habitée par l’envie de revivre cela une autre fois, encore et encore.

Témoignage recueilli dans le Guide des aides 2022.