Emmanuel Gras

À PROPOS DE SON FILM UN PEUBLE (1h45, 2021 – Les Films Velvet)

Mon envie de cinéma remonte au lycée mais je ne savais pas alors qu’il existait une classe préparatoire spécialisée au lycée Gabriel Guist’hau de Nantes. J’ai donc fait un bac puis une hypokhâgne scientifique, avant de m’orienter vers des études d’Histoire. C’est en fac d’Histoire, à Tolbiac, en 1995, que j’ai participé au ciné-club et rencontré l’animateur d’une association de vidéastes. J’ai fait dans ce cadre plusieurs petits films de fiction. J’aimais beaucoup filmer mais je me rendais compte aussi des limites techniques de ces réalisations, ce qui m’a conduit à renoncer à l’Histoire pour m’inscrire en Cinéma à Paris 3 Censier. L’enseignement à Censier était passionnant, mais restait très théorique, ce qui m’a amené en 1997 à présenter le concours de l’ENS Louis Lumière en section Image/cinéma, que j’ai réussi.
À Louis Lumière, j’ai écrit des projets de courts métrages et j’ai tourné mon premier documentaire, La Motivation, sur une amie qui avait eu un enfant à 19 ans. À l’école, je n’étais pas trop entré dans la filière classique de l’assistanat et, en sortant, je ne voulais pas entrer directement sur le marché du travail mais plutôt voyager. Je suis parti faire un service civil comme coopérant cinéma à Beyrouth pendant un an et demi. J’organisais des événements, des festivals et des rencontres, et j’ai rencontré une journaliste libano-canadienne avec laquelle j’ai tourné deux documentaires comme chef-opérateur, dans le sud Liban qui venait d’être libéré, et où je n’aurais jamais eu l’occasion d’aller comme touriste. J’ai fait aussi des petits reportages pour la télévision libanaise, en plus de mon travail de coopérant.
J’avais écrit un projet de court métrage intitulé Une petite note d’humanité, avant de partir au Liban et quand je suis rentré en France, le projet avait trouvé un premier financement. J’ai donc pu le réaliser et le film a fait pas mal de festivals, puis j’en ai fait un autre, Tweety Lovely Superstar, qui a bien marché également. Quand on sait se servir d’une caméra, on peut tourner un documentaire tout seul, ou seul avec un preneur de son, avec très peu de moyens, ce qui donne une liberté financière incroyable par rapport à la fiction, même s’il y a aussi des fictions qui se tournent avec très peu d’argent. J’ai monté ces documentaires avec une amie, qui est devenue la monteuse de presque tous mes films.
J’ai travaillé ensuite comme chef opérateur et technicien, avec le statut d’intermittent, puis j’ai tourné mon premier long métrage documentaire, Bovines, qui a été sélectionné à l’Acid à Cannes, ce qui nous a permis de trouver un distributeur. Le film est sorti en salles, avec un certain écho, et j’ai pu faire un deuxième long métrage, avec Aline Dalbis, 300 hommes, sur un centre d’accueil pour sans abris, un tournage qui s’est étalé sur plusieurs années, dans des conditions très dures. J’ai fait ensuite un troisième long métrage documentaire que j’ai tourné au Congo, Makala, qui a eu le Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes.
Après Makala, j’avais envie de faire quelque chose sur la France. On sentait bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, et qui ne s’exprimait pas. Je ne savais pas trop comment l’aborder, j’étais un peu perdu, quand le mouvement des Gilets jaunes a éclaté. Je suis allé au deuxième « acte » à Paris, le 23 novembre 2018. On voyait très bien que ça ne ressemblait pas à une manifestation traditionnelle, mais qu’on assistait au début d’une révolte populaire spontanée. Ce qui rebutait d’autres gens qui ne savaient pas bien à qui on avait affaire, ni où ça allait, est précisément ce qui m’intéressait : essayer de comprendre cette révolte sans savoir ce qui allait se passer ni même si j’étais d’accord avec les personnes que je filmais. C’est ce que j’aime dans la démarche documentaire : faire un film permet d’aller à la rencontre de gens et de découvrir des réalités que je ne connaîtrais pas sans cela. Je voulais essayer de filmer à l’instinct, sans savoir moi-même où j’allais. Je faisais le contraire de ce que j’avais fait pour Makala par exemple, qui était très pensé en amont. Là, il était impossible d’écrire avant. J’ai tourné quinze jours tout seul, puis avec un ingénieur du son pour enregistrer les multiples discussions, qui se déroulaient souvent dans des endroits bruyants.
Quand on a vu que la révolte continuait en janvier 2019, j’en ai parlé à un producteur, Frédéric Jouve des Films Velvet, avec lequel j’étais déjà en contact pour un projet de fiction. Il a décidé de financer le tournage, ce qui permettait de payer au moins la prise de son. Le risque était grand pour le producteur car la plupart des aides du CNC à ce stade (Aide à l’écriture et Aide au développement, Avance sur recette…) sont accordées en amont du tournage et celui-ci ne doit pas avoir commencé. Nous n’avons pas obtenu non plus l’aide au scénario de la Région Ile-de-France mais nous n’avions pas le choix et j’ai filmé dans ces conditions pendant les six mois qu’a duré le tournage. J’ai obtenu ensuite l’Aide au développement renforcé, qui est la seule aide documentaire du CNC à prendre en compte les tournages en cours. J’ai donc pu présenter, en même temps qu’un dossier écrit, une sélection de rushes. Nous avons obtenu 40 000 €.
Une des difficultés du financement des longs métrages documentaires cinéma est que les barèmes des salaires sont ceux de la convention collective du cinéma. En fiction, il y a dérogation pour les budgets inférieurs à un million d’euros, ce qui permet de payer des salaires adaptés au budget du film, mais elle ne s’applique pas au documentaire et la solution dans ce cas est de déclarer beaucoup moins de jours que ceux réellement travaillés.
Le tournage terminé, à l’été 2019, nous n’avons pas eu non plus d’aide à la post-production de la Région, mais nous avons démarré le montage, qui a duré une année. J’avais 250 heures de rushes et la narration était complexe car je voulais raconter trois histoires : celle du groupe de Gilets jaunes de Chartres, celle des quatre personnages que je suivais plus particulièrement à l’intérieur du groupe et l’histoire du mouvement, les Gilets jaunes de Chartres montant régulièrement à Paris, ce qui me permettait d’élargir le propos. Il fallait monter chaque scène puis l’intégrer au montage afin de voir si elle prenait sa place. Le premier montage faisait 5h30, qu’il a fallu ramener à 1h45.
Pendant le tournage, nous avions cherché un distributeur mais sans succès, peut-être à cause du sujet et du grand nombre de reportages qui pouvaient laisser planer un doute quant à la possibilité de faire un film pour le cinéma. Mais nous avons réussi, avec le film terminé, à convaincre un distributeur, KMBO, malgré un contexte rendu très difficile par la Covid, avec un encombrement énorme de films en salles, les uns restant très peu à l’affiche et d’autres ne faisant qu’un quart des entrées normales.
Je viens d’apprendre qu’on a obtenu l’Avance sur recettes après réalisation (3 ème collège), donc sur film terminé. Le montant n’est pas encore chiffré, mais devrait tourner autour de 50 000 €. Le distributeur a apporté un minimum garanti de 30 000 €. Le budget du film étant de 320 000 €, on voit que les financements ne couvrent qu’une partie du coût du film. Le producteur a donc dû investir directement une somme importante pour que le film se fasse et espère maintenant pouvoir se rembourser sur l’exploitation en salle et les ventes TV éventuelles.
Le film a fait peu de festivals (Les Œillades à Albi, Festival de cinéma de Saint Paul – Trois châteaux, Les Écrans du doc à Décines…), peut-être parce que ce film est moins perçu par les sélectionneurs comme un « film d’auteur » au regard de mes films précédents. Mais j’ai fait ce film aussi pour le grand public et non seulement pour celui des salles Art et essai. Nous avons décidé de le sortir en février 2022, à la veille de l’élection présidentielle, pour qu’il contribue à ramener dans le débat public les questions sociales soulevées par les Gilets jaunes, qui n’ont pas été réglées. Les raisons qui ont déclenché la révolte sont encore là et je n’ai pas envie que le débat électoral soit focalisé sur les thèmes proposés par la droite et l’extrême-droite. Nous travaillons sur une sortie avec de nombreux débats organisés en partenariat avec des associations (LDH, ATTAC…) et des personnalités de la société civile. L’enjeu est de ne pas se limiter à la presse cinéma mais de faire exister le film aussi sur les réseaux sociaux, en particulier parmi les groupes Gilets jaunes encore actifs, en tablant sur la durée longue dont a besoin le documentaire pour exister en salles.
Je souhaite donc que ce film participe au débat public mais ce n’est pas un film militant, c’est un film de cinéma, qui raconte une histoire profondément humaine, celle de gens qui pensaient ne pas avoir de rôle à jouer dans le monde, se trouvent du jour au lendemain projetés sur la place publique, se rendent compte qu’ils ont une parole et ont l’espoir de changer le monde, ou au moins la société française.

Témoignage recueilli dans le Guide des aides 2022.